L’initiative est rare : le 27 février, dans le cadre de la “semaine de contrôle” de l’action du Gouvernement, le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT) a initié un échange entre les députés et la ministre de la Culture sur un thème culturel sensible : “Hyperconcentration des dépenses du ministère de la Culture en Ile-de-France : une fatalité ?” C’est-à-dire une réalité – dont avait déjà témoigné le rapport “Analyse des interventions financières et des politiques culturelles en région” de 2014 de l’Inspection générale des affaires culturelles – que les députés hors majorité soulignent (en esquissant des voies pour s’en extraire) et que ceux de la majorité relativisent en expliquant d’une part qu’il s’agit là du fruit de l’histoire et, d’autre part, en faisant la revue des dispositifs en cours destinés à y remédier. Une mesure fait l’objet d’un quasi-consensus : la déclinaison des grandes institutions nationales sur les territoires, sur le principe du Louvre-Lens ou du Centre Pompidou-Metz, et/ou l’itinérance de leurs collections ou spectacles. Autres idées assez largement partagées, le renforcement de l’autonomie et des moyens des DRAC et/ou la délégation de davantage de compétences aux collectivités. Extraits.
Paul Molac (Morbihan, LIOT) cite des chiffres « implacables, sinon sidérants » : l’Etat dépense en moyenne 195€ par habitant en Ile-de-France en matière culturelle, contre seulement 20€ en Bretagne. Il en appelle à « une plus juste péréquation dans l’affectation des crédits est nécessaire » via « un réel transfert des compétences et des moyens afférents vers les Régions ».
Violette Spillebout (Nord, Renaissance) reconnaît et salue l’augmentation de 7% des crédits du ministère pour 2023 en ce qu’elle permet « le renforcement de projets de proximité importants un peu partout dans nos territoires » via notamment la multiplication des micro-folies ou encore le déploiement du Plan fanfares. Pour autant, « ces exemples de réussite ne doivent pas masquer une réalité historique » : 36% des établissements culturels sont situés en Ile-de-France et 60% des crédits du ministère de la Culture y sont dépensés. De ce point de vue, il importerait de dépasser la “philosophie” des labels comme principaux outils de l’action de l’Etat « en soutenant les structures modestes, les associations culturelles des petites villes et des campagnes, qui, même non conventionnées par les DRAC, font vivre le lien social et les valeurs de notre pays. » La députée du Nord identifie cinq voies :
- privilégier la rénovation des équipements culturels existants (plutôt que la construction de nouveaux), notamment en territoire rural,
- exiger des grands établissements parisiens l’itinérance de leurs expositions et spectacles,
- s’appuyer sur le tissu culturel des territoires en faisant confiance aux acteurs locaux et en exploitant leurs compétences et savoir-faire,
- mettre l’accent sur les résidences d’artistes en dehors de Paris,
- renforcer la mobilité culturelle en intégrant les dépenses de transport dans le Pass culture individuel et collectif.
Philippe Lottiaux (Var, RN) reconnaît que la concentration francilienne constitue un atout touristique majeur. Il ne s’agit donc pas tant de remettre en question l’actuelle répartition des crédits que « de savoir si les politiques de décentralisation ou de déconcentration ont porté leurs fruits ». Manifestement, les résultats s’avèrent insuffisants, d’où sa proposition « d’éradiquer quatre facteurs d’inégalités territoriales criantes » :
- le manque d’irrigation culturelle des territoire,
- l’insuffisante circulation des œuvres,
- l’état inquiétant du patrimoine religieux et plus largement du petit patrimoine vernaculaire,
- des mesures prises pour l’EAC bien en deçà des besoins, tout particulièrement dans des pans entiers de la France dite “périphérique”.
Pour Sarah Legrain (Paris, LFI-NUPES), le problème ne réside pas seulement dans la disproportion des financements en Ile-de-France mais « dans leur insuffisance globale en vue d’un égal accès des Français à la culture. Or celui-ci ne peut être assuré tant que les enjeux culturels restent à la charge des collectivités territoriales, lesquelles, prises entre l’explosion des prix de l’énergie et la baisse continue des dotations, peinent de plus en plus à boucler leur budget ». D’où la demande, qu’elle qualifie elle-même “d’osée” « d’une vraie politique culturelle, où l’Etat retrouve toute sa place ». Une politique qui passerait par une nouvelle étape de la décentralisation culturelle avec « la reprise de grands travaux pour un service public de la culture, pour l’abrogation des inégalités territoriales concernant les structures de diffusion et de mémoire, au bénéfice des quartiers populaires, zones rurales et territoires ultramarins ».
Emmanuelle Anthoine (Drôme, LR) se félicite d’un thème de débat « particulièrement bienvenu ». Elle note que « c’est dans le domaine patrimonial que la concentration en région parisienne des crédits du ministère de la Culture est la plus importante : 90% des fonds consacrés au patrimoine des musées de France et 85% de ceux prévus en faveur des acquisitions et de l’enrichissement des collections publiques y sont condensés ». La députée de la Drôme avance deux pistes :
- envisager un redéploiement partiel des crédits dévolus aux grands opérateurs parisiens, qui sont en mesure d’accroître encore leurs ressources propres,
- généraliser le principe de l’implantation dans les territoires des grands musées nationaux.
Mathilde Desjonquères (Loir-et-Cher, Modem et Indépendants) estime qu’avec la réforme territoriale, « le glissement de focale du territoire national aux territoires est le signe d’une volonté de saisir les dynamiques spatiales afin de mieux articuler les enjeux locaux aux politiques publiques nationales », l’Ile de France jouant ici « rôle de locomotive ». Le Centre Pompidou-Metz et le Louvre-Lens vont en ce sens. De son point de vue, « le croisement entre économie culturelle et tourisme constituera ici l’une des réponses essentielles » pour l’articulation des enjeux nationaux et locaux.
Valérie Rabault (Tarn-et-Garonne, SOC) cite Jack Lang : « La culture n’est pas la propriété d’une ville, fût-elle la capitale. » Malheureusement « des siècles de centralisation ont trop souvent dépossédé les provinces de leurs richesses et de leur dignité ». Pour qu’elles puissent les retrouver, il faudrait « que les DRAC aient un véritable pouvoir de décision et il convient, pour ce faire, que l’allocation des crédits soit plus égalitaire ».
Jérémie Patrier-Leitus (Calvados, Horizons et apparentés) estime aussi que la raison du fossé relève d’un « héritage historique ». Il analyse l’hyperconcentration non au travers de l’offre et des équipements mais par les pratiques : si, en 2018, 69% des Parisiens sont allés au moins une fois au spectacle, ce n’est le cas que pour 39% des personnes vivant en zone rurale. Se félicitant de l’implantation des micro-folies ainsi que du Fonds incitatif et partenarial (FIP) pour le “petit patrimoine”, il s’interroge sur d’autres pistes que pourrait développer le ministère afin de réorienter ses dépenses en faveur des territoires. Plusieurs voies :
- implanter systématiquement les futurs grands musées et autres établissements nationaux hors de la région parisienne,
- systématiser et amplifier la politique de partenariat et de diffusion des grandes institutions parisiennes dans les régions,
- développer le concept des camions culturels itinérants, qui permettraient à chaque département de disposer d’un musée mobile,
- recentrer le ministère sur son rôle de stratège, en déléguant certaines compétences et en transférant des moyens aux collectivités, comme en Corse,
- inclure plus systématiquement dans les conventions pluriannuelles d’objectifs de l’Etat l’intervention dans les territoires et l’itinérance culturelle en milieu rural.
Sophie Taillé-Polian (Val-de-Marne, Ecolo-Nupes) affine le thème même du débat – dont elle remercie le groupe LIOT de l’avoir initié – en distinguant en Ile-de-France les villes de banlieue pour les inscrire elles aussi dans les laissés-pour-compte de l’hyperconcentration des moyens culturels de l’Etat. Même remise en cause quant aux personnes impactées : « Ne faudrait-il pas ventiler les moyens, non seulement par territoire, mais aussi par catégorie socioprofessionnelle des groupes touchés ? »
L’important est d’agir au plus près des personnes ainsi que de reconnaitre la culture de chacun : « La culture est partout, elle est ce que créent les gens : les manifestations, les fêtes de village, le patrimoine, les festivals et concerts, les librairies, les théâtres de quartier, les tiers-lieux associatifs, les commémorations, internet et les émissions de télévision ou de radio locales. Pour qu’à la relégation sociale et économique ne s’ajoute pas la relégation culturelle », elle propose que davantage de moyens soient donnés aux Conseils locaux des territoires pour la culture (CLTC) « pour inventer, sur le terrain, les politiques culturelles de demain, au plus près des gens ».
Soumya Bourouaha (Seine-Saint-Denis, GDR-Nupes) remercie également le groupe LIOT « d’avoir provoqué un débat autour de la culture dans cet hémicycle ; les discussions de ce type sont beaucoup trop rares ». A ses yeux deux pistes permettraient de corriger le déséquilibre géographique de la dépense culturelle nationale, l’une et l’autre engageant une augmentation significative du budget culturel de l’Etat :
- augmenter plus rapidement les crédits dédiés à la culture dans les autres régions de France qu’en l’Ile-de-France,
- accroître les moyens des DRAC pour accompagner les collectivités et les particuliers dans l’entretien et la valorisation du patrimoine local et pour développer l’éducation artistique et culturelle.
Réponse de la ministre de la Culture. A l’ensemble de ces interventions, la ministre de la Culture répond que la répartition géographique actuelle de la dépense culturelle nationale « ne résulte pas d’un choix de ce gouvernement. Elle s’inscrit dans une histoire longue. » Et « il incombe à tout ministre de la Culture, quel que soit son bord politique, la responsabilité d’entretenir ce patrimoine à la fois matériel et immatériel pour le transmettre aux générations futures ». Pour autant, Rima Abdul-Malak énumère les dispositions en cours dirigées vers les territoires hors Ile-de-France :
- l’Institut national de recherche archéologiques, dont 89% des crédits vont aux territoires,
- le Pass culture dont 79% des dépenses faites par les jeunes sont localisées hors Ile-de-France,
- les micro-folies déployées sur tout le territoire,
- le FIP dont la dotation s’est accrue de 20% de 2022 à 2023,
- le renforcement du Plan fanfare,
- l’aide au tournages, etc.
Et un rappel : « Quant aux Drac, je ne peux pas laisser dire qu’elles sont asphyxiées. Leur budget n’a jamais été aussi élevé : nous avons dépassé pour la première fois en 2023 le milliard. Et je suis heureuse que certains d’entre vous aient souligné le travail extraordinaire que mènent leurs équipes. »