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ActualitésPolitiques Culturelles

Droits culturels : Rousseau versus Malraux

Par 23 mars 2021Aucun commentaire

A l’occasion de ses 60 ans, en 2019, le ministère de la Culture a organisé un colloque autour d’une thématique qui interroge les principes hérités de son action culturelle : “Du partage des chefs-d’œuvre à la garantie des droits culturels/rupture et continuité dans la politique culturelle française”. Le Comité d’histoire du ministère de la Culture publie les actes d’une réflexion collective qui a réuni de nombreuses et diverses personnalités de la culture, anciens ministres, chercheurs, artistes… Pour évoquer une publication particulièrement dense, quelques échos de l’une de ses contributions, celle du chercheur au CNRS Guy Saez.

Le texte s’intitule “L’institutionnalisation des droits culturels change-t-elle la politique culturelle ?“, soit plus précisément : les lois Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) et Liberté de création, architecture et patrimoine (LCAP) ont-elles modifié les politiques du ministère de la Culture ? Car désormais l’ensemble des textes régissant les labels et “appellations” des équipements sous tutelle de l’Etat inscrit l’obligation, en parallèle à celle de garantir la liberté de création artistique, de respecter les droits culturels des personnes.

Aux origines. Avant de traiter cette interrogation d’actualité, Guy Saez développe une archéologie de la notion de droits culturels. Selon le chercheur, l’esprit (et non la lettre) de ces droits remonte à Rousseau. Dans sa Lettre à d’Alembert sur son article “Genève”, article qui préconisait à l’élite bourgeoise de la ville d’y établir un théâtre, il s’agit, pour Rousseau tel que le traduit Guy Saez, « de reconnaître les personnes qui forment le peuple comme elles sont, avec leurs aspirations et leurs modes de vie, et de promouvoir contre la domination culturelle des élites une sorte de “résidu” intensément corporel, sensoriel, immédiat, où la question de la qualité artistique n’a pas à être posée ».

Il s’agit donc de reconnaître les personnes dans leurs aspirations et expressions culturelles propres et non de les faire accéder aux « grandes œuvres de l’humanité ». Ce qu’on appelle aujourd’hui la participation et la contribution, ou encore la démocratie culturelle.
Le principe de la démocratisation culturelle entre en tension avec une telle approche plaçant au cœur de la culture une sorte d’expressivité originelle, “sauvage” au sens où elle précèderait l’élaboration d’une culture “cultivée”. Une approche qui est à l’opposé du principe premier des politiques culturelles de l’Etat consistant à élever chacune et chacun au-dessus d’une immédiateté de la vie sensible appréhendée non comme originelle mais au contraire comme prisonnière d’une gangue de déterminations sociales entravant l’accès à l’universalité de l’art.

Si pour Rousseau l’humanité est contrecarrée par la culture, pour Malraux elle est bridée par son absence.

Personnes et publics. C’est l’articulation de ces deux approches à front renversé qu’exige la loi LCAP et, après elle, les textes officiels du ministère de la Culture. Et ce de manière concrète. En effet, du point de vue des politiques culturelles, la dissonance entre démocratie et démocratisation culturelle en sous-tend deux autres : entre contribution et accès, ainsi qu’entre personnes et publics. Ou encore, pour reprendre les termes du chercheur, entre « l’extension du sensible », au-delà de la culture “légitime” vers les modes de vie et les arts dits “populaires”, et « la promotion de la raison » via le déploiement de l’excellence artistique.

A quoi le chercheur ajoute, en étroite correspondance avec l’affirmation de l’Unesco à propos de la culture selon laquelle « ni sa production, ni ses bienfaits ne sauraient être l’apanage d’élites » (Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles) : « Une prestation publique, culturelle ou autre, ne doit pas s’adresser à une catégorie », par exemple à tel ou tel public ; « elle doit, avant toute autre chose, s’adresser à des personnes ».

De la reconnaissance des personnes à la reconnaissance des territoires. En intégrant le principe du respect des droits culturels des personnes, l’Etat met en mouvement une balance délicate. En prônant dans le même mouvement « la double reconnaissance de la “création libre” et des “droits culturels” », la loi LCAP avive la contradiction entre « l’excellence pour tous » et la reconnaissance de chacun. Elle avive aussi celle entre une action culturelle locale – de proximité, au plus près des personnes – et une action, plus normative, d’accession à des valeurs d’universalité.

Dialogue Etat/collectivités. Car « en institutionnalisant les deux politiques de la culture, version qualité artistique et version participation », l’Etat reconnaît « qu’il ne peut agir que conjointement avec les collectivités territoriales, alors que certains professionnels demandent qu’on les surveille, car elles n’auraient cure de la qualité ». Ainsi, et en conséquence du principe de la « compétence culturelle partagée », la loi LCAP légitime un dialogue permanent avec les collectivités qui autrement pourrait sembler n’être que la conséquence d’un désengagement progressif de l’Etat par rapport à elles. Ce qui serait aussi une façon, selon la formule plus rude de l’auteur, « de récupérer un monopole symbolique entamé ».

Renouveau des politiques culturelles ? Donc oui, la reconnaissance des droits culturels change la politique culturelle. Par exemple, « l’arrêté qui concerne l’appellation “scène conventionnée d’intérêt national” érige le principe normal d’un intérêt général pour la création artistique mais y ajoute “le développement de la participation à la vie culturelle” » locale. La récente spécification du label « scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire » manifeste avec clarté cette exigence de concilier intérêt national et réalités territoriales.

Pour sa part, Guy Saez doute que la complexité qu’induit ce dédoublement de la politique culturelle « réponde aux impératifs de fluidité […] nécessaire à une politique culturelle adaptée à son siècle ».

On peut aussi être plus optimiste. Cette évolution des principes de légitimité des politiques culturelles que porte la loi LCAP s’adresse à la puissance publique en son ensemble, nationale comme locale. Si les collectivités s’en saisissent pleinement, notamment en mettant en œuvre l’obligation légale de créer une commission culture des Conseils territoriaux de l’action publique (CTAP), la double prise en compte des personnes et des publics peut aussi faire évoluer l’ensemble des politiques culturelles publiques.
De ce point de vue il semblerait que, par le dialogue régulier entre l’Etat et les collectivités territoriales qu’ils permettent, le Conseil des territoires pour la culture et ses plus récentes versions régionalisées conjuguent mieux la loi pour tous et l’action de proximité pour chacun.