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Lecture publique

La bibliothèque : un lieu de vie, un lieu de liens

Par 1 mai 2018juillet 24th, 2019Aucun commentaire

En 2015, lors des discussions parlementaires sur la question de l’ouverture des commerces le dimanche, la sénatrice d’Ille-et-Vilaine Sylvie Robert s’était publiquement posé la question suivante : est-ce que, le dimanche, je ne préfèrerais pas aller à la bibliothèque plutôt que de fréquenter des commerces ? La ministre de la Culture d’alors, Fleur Pellerin, lui a demandé un rapport sur l’extension des horaires de bibliothèques. Un travail pour lequel la sénatrice a notamment rencontré les élu(e)s de la FNCC. Depuis, avec la mission Orsenna et l’actuel plan du ministère, l’enjeu des bibliothèques est au premier plan de l’actualité politique. Entretien.

Votre rapport a été le point de départ d’un regain d’attention aux enjeux des bibliothèques, avec ensuite la mission Orsenna et aujourd’hui le plan du ministère. Comment voyez-vous la suite ?

Les deux rapports – le mien et celui de la mission Orsenna – avaient un même objectif, aujourd’hui largement atteint : sensibiliser les élu(e)s et les professionnels à l’importance des enjeux des bibliothèques, les relégitimer et les mettre en lumière dans l’espace de la réflexion publique.
Maintenant, la suite sera d’ordre opérationnel. La prise de conscience est là. Les outils, le cadre et les moyens aussi. Désormais il faut faire, ce qui relève notamment de la responsabilité de l’Etat et surtout des DRAC pour qu’elles relaient l’ambition tant auprès des collectivités que des bibliothécaires. Et ce dans un contexte qui me préoccupe fortement, car le plafonnement à 1,2% des dépenses de fonctionnement des collectivités ne pourra que freiner leur volonté de s’engager. La situation est ubuesque car paradoxale.

J’ai demandé un rendez-vous à la ministre de la Culture sur ce sujet. Car, à la fin des fins, Bercy va regarder si les 8M€ [l’augmentation de la dotation générale de décentralisation qui doit abonder le plan bibliothèques du ministère] ont bien été utilisés. Et je pense que le PLF 2019 sera encore une bataille non seulement pour consolider les 8 millions mais pour demander une évolution.

La suite va donc exiger beaucoup de travail de conviction. Il faut considérer les réalités et l’extrême diversité des situations. Les freins sont nombreux, ici pour des questions politiques, là sociales.

Parfois c’est le manque de conviction des collectivités, voire des professionnels, qui fera obstacle.

D’autres encore n’auront pas pris le temps de bien expertiser leur territoire, et dès lors hésiteront à s’engager. La question n’est pas seulement celle des moyens… C’est là que l’Etat doit jouer son rôle, avec un accompagnement à la fois méthodologique et technique, qui permette de disposer de données, de les croiser…

Il faut opérer un renversement de paradigme en prenant d’abord en compte l’usager, dans ses attentes, dans ses temporalités, ses mobilités, ses pratiques. Cela doit se fonder sur l’expertise d’usage, gage de l’innovation publique.

Votre rapport souligne l’importance de la prise en compte des temps des territoires. Comment sensibiliser à cette notion un peu abstraite ?

Ce n’est en effet pas évident. Il doit être clair dans l’esprit des élu(e)s et des professionnels qu’un service public (et aujourd’hui je mesure l’importance de cette notion dans le contexte actuel) n’est efficace que s’il s’adresse aux personnes, s’il est attentif à elles. Il faut opérer un renversement de paradigme en prenant d’abord en compte l’usager, dans ses attentes, dans ses temporalités, ses mobilités, ses pratiques. Cela doit se fonder sur l’expertise d’usage, gage de l’innovation publique.

Une approche qui fait écho au droits culturels…

Oui, c’est précisément cela. Je reviens du Brésil, un pays qui, avec ses minorités linguistiques et sa diversité ethnique, est très en avance dans le respect des droits culturels. Cette notion est totalement inscrite dans ses politiques culturelles. Pour les Brésiliens, le renversement de paradigme – partir de ce que vivent les personnes pour les aider à s’émanciper – relève d’une évidence. A nous aussi de faire ce chemin.

N’y a-t-il pas aussi un risque que l’effort budgétaire accru pour les bibliothèques ne contribue à diminuer le soutien à d’autres politiques culturelles ?

Je ne le crois pas. Les budgets ne sont pas les mêmes. Quoi qu’il en soit, il ne serait pas opportun de mettre les divers secteurs en concurrence. Et j’espère que les efforts accrus des élu(e)s pour les bibliothèques ne se feront pas au détriment d’autres aspects de leurs politiques culturelles. Cela doit être un “plus”. Ce qui est d’ailleurs le cas pour l’Etat dans la mesure où la DGD ne vient pas du budget du ministère de la Culture mais de celui de l’Intérieur.

Votre rapport sur l’extension des horaires a eu ce résultat positif d’une augmentation de 8M€ de la DGD. Est-ce suffisant ? Est-ce pérenne ?

J’espère que cela sera suffisant, même si je ne le pense pas. Et je souhaite que cet apport soit pérenne : ce sera toute la question du projet de loi de finances 2019. Mais conforter cet engagement financier exige de démontrer que ces 8M€ supplémentaires de la DGD ne sont pas suffisants. En principe, et à la différence de ma première préconisation de caler l’aide sur le temps d’un mandat municipal, la somme n’était pas adossée à une visée d’expérimentation, mais envisagée dans l’idée de conforter de premières initiatives et de permettre à d’autres de le faire à leur tour. Pour autant, le relais devra être pris par les collectivités afin que ce ne soit pas un “one shot”. Aujourd’hui, nous ne sommes sûrs de rien.

Le fort engagement des bénévoles est un atout mais aussi un risque, une facilité… Comment le concilier avec la professionnalisation ?

En effet, beaucoup de petites bibliothèques ne fonctionnent qu’avec des bénévoles. Et je ne suis pas certaine que les petites communes aient les moyens d’embaucher des professionnels, d’où l’importance de la notion de réseau, de la mutualisation. C’est là un intéressant terrain de réflexion.Par exemple, un professionnel pourrait encadrer les bénévoles de plusieurs bibliothèques et les bénévoles eux-mêmes s’impliquer sur plusieurs communes. De nouveaux modèles sont à inventer. Certains existent sans doute déjà.

Une récente enquête du ministère sur les “non-usagers” des bibliothèques montre que beaucoup identifient mal ces équipements…

On peut accroître leur identité en leur construisant une image, par exemple par une spécialisation, pour en faire des lieux singuliers. Mais il y a également la question du projet, au-delà de l’évolution des missions. Notamment en y installant un café pour que les gens y viennent selon d’autres finalités que l’emprunt de livres. Les bibliothèques doivent être avant tout des lieux de convivialité et devenir ce que j’appellerai des “attracteurs”. Peut-être avec une salle dédiée aux jeux vidéo ou encore en proposant une “grainothèque”, comme cela peut déjà se faire.

L’idée de l’agorathèque est de passer de l’écrit à la parole. Les bibliothèques contribuent à former, à éduquer, à armer les personnes. C’est très bien, mais cela ne suffit pas. Il importe aussi d’aider à exprimer des idées, à acquérir la capacité de les exposer, d’en débattre.

Le “plan bibliothèques” du ministère parle de Maison de services à la personne… N’y a-t-il pas là un risque de dilution de leur mission culturelle ?

Pour ma part, j’ai envisagé cette idée de maison de service public, avec le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), pour des situations bien précises : en territoire rural ou encore dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dans des endroits dépourvus de services publics. Là, la bibliothèque pourrait être associée avec la Poste et/ou des services juridiques… Cela permettrait aussi de mutualiser les financements, la Poste pouvant par exemple contribuer à des rénovations ou des extensions de locaux, sur le principe gagnant-gagnant et en conférant une dimension culturelle à la notion de service public. Mais cela ne s’improvise pas. Il faudra un accompagnement de l’Etat.

Votre emploi du terme d’“agorathèque” semble montrer qu’il manque un “échelon” dans la vie démocratique : le besoin d’un espace pour le déploiement de la parole citoyenne…

L’idée est de passer de l’écrit à la parole. Les bibliothèques contribuent à former, à éduquer, à armer les personnes. C’est très bien, mais cela ne suffit pas. Il importe aussi d’aider à exprimer des idées, à acquérir la capacité de les exposer, d’en débattre. Donc une mission qui relève du registre de la vie démocratique. La vie associative permet le développement de cette maîtrise de la prise de parole – ce n’est pas facile et dans les réunions publiques on voit bien que ce sont un peu toujours les mêmes qui parlent. Les bibliothèques aussi pourraient être des lieux d’apprentissage pour l’expression orale et devenir des lieux de débat, ce qui leur confèrerait une véritable mission d’apprentissage de la démocratie. L’exercice de la citoyenneté passe par celui de la parole et la démocratie est par essence le lieu de la délibération.

Dans cette même perspective, ne serait-il pas intéressant, par exemple, d’installer des bureaux de vote dans les bibliothèques (et dans d’autres lieux culturels) ?

Pourquoi pas…, mais il y a plusieurs raisons pour que les bureaux de vote soient installés dans les écoles (rien ne s’y passe le dimanche, accessibilité, maillage territorial, etc.) Ce serait en effet symboliquement intéressant… Attention à la confrontation des usages dans certains cas, mais ce peut être un lieu complémentaire.

Quelle serait à vos yeux la bibliothèque idéale ?

On observe aujourd’hui un réel engouement autour de la notion d’espace public et de ses usages. Les espaces publics deviennent de véritables lieux de rencontre, où l’on aime à se retrouver à plusieurs, avec une volonté d’être libres. Les jeunes disent qu’ils “se posent”, par exemple dans les jardins publics. C’est cela : pour moi, la bibliothèque idéale, un espace pour la connaissance et pour de multiples apprentissages citoyens qui serait un lieu du croisement, du commun : un lieu où l’on “se pose”, ou l’on échange, où l’on peut apprendre tout au long de son existence. En réalité un lieu de vie… et un lieu de liens.

Propos recueillis par Vincent Rouillon