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ActualitésPolitiques Culturelles

Plateformisation de la culture

Par 25 mars 2022Aucun commentaire

Les économistes Françoise Benhamou, Olivier Alexandre et Yann Algan signent, pour le Conseil d’analyse économique, une Note intitulée « La culture face aux défis du numérique et de la crise » (février 2022). Le sujet de l’étude se justifie d’autant plus que, selon les chercheurs, le poids du secteur dans la culture est sous-estimé du fait de la non-prise en compte d’un très grand nombre de pratiques et d’usages culturels jouant un rôle important dans le bien-être des individus et dans production de la richesse nationale. La Note prône un changement profond des politiques culturelles publiques : plus territorialisées, plus adaptées à la mutation numérique de l’économie de la culture et notamment aux acteurs qu’elle a le plus fragilisés. Enfin – et ce serait là une révolution – assumer un poids réel dans le club aujourd’hui aussi fermé que privé des grands opérateurs d’Internet.


Conseil d’analyse économique

Le Conseil d’analyse économique, organisme indépendant composé d’économistes universitaires et de chercheurs reconnus, examine les questions qui lui sont soumises par le Premier ministre et par le ministre l’Economie. Il peut également procéder de sa propre initiative à l’analyse prospective de questions économiques qu’il estime pertinentes pour la conduite de la politique économique du pays.
Ses Notes (« Le marché du travail français à l’épreuve de la crise sanitaire », « Repenser l’héritage », « L’immigration qualifiée : un visa pour la croissance »…) font l’objet d’une restitution au Premier ministre et/ou au ministre de l’Economie et des Finances, mais n’engagent ni la responsabilité du Gouvernement, ni celle des administrations économiques représentées au conseil.


« La culture face au numérique »… Plus précisément, le thème s’avère être le suivant : la politique culturelle face à la numérisation de la culture. Car le constat de départ est celui de la généralisation d’un nouveau monde, naissant dès avant la crise sanitaire mais qu’elle a amplifiée, un monde où l’abondance de culture due à l’abaissement des coûts de production et de diffusion grâce aux outils numériques a remplacé sa rareté et dont des opérateurs hier nouveaux – qu’on qualifiait d’agrégateurs de contenus – sont aussi devenus des producteurs contrôlant l’ensemble de la chaîne, de l’œuvre et de sa fabrication à sa diffusion.

A la substitution de l’abondance à la rareté correspond celle de la plateforme à la librairie ou à la salle de cinéma mais aussi du copyright au droit d’auteur et de la démocratisation de l’accès œuvres à celle de leur accès aux écrans numériques. « Ce développement correspond à un changement de paradigme pour la culture, passée d’une logique de rareté dans les années 1960 à une logique d’abondance et de compétition pour la visibilité dans les années 2010. Ce faisant, les technologies numériques ont alimenté une dynamique de rendements croissants pour les producteurs et diffuseurs de biens et services culturels : réduction des coûts de production et meilleur accès des utilisateurs à la diversité de l’offre. »

Mais cette « plateformisation de la culture » n’est aucunement à corréler, du moins aux yeux des économistes, à une déperdition de sens. Car dans le même temps, « la crise a mis en lumière le fort attachement des Français aux pratiques et aux lieux culturels. […] Les soutiens aux libraires, la frustration née de l’annulation des festivals ou l’occupation des théâtres ont mis en évidence l’attachement de la population aux lieux de culture, sources de résilience des territoires et de bien-être des individus. »

En revanche, cet attachement révélé a montré combien était inacceptables les disparités territoriales en matière d’équipement et de financement culturel. Si, prises dans leur globalité, les communes dépensent en moyenne 114€ pour la culture par habitant, soit 6% de leur budget, ce ratio s’abaisse à 80€/habitant dans beaucoup de petites et moyennes villes et grimpe à 300€/habitant à Paris. Or la culture est facteur d’attractivité des territoires, donc de bien-être collectif, mais aussi d’épanouissement personnel et même de conscience politique : « L’analyse économétrique montre un lien important et robuste entre dépenses culturelles par habitant et abstention » et « l’analyse à l’échelle individuelle conclut à l’existence d’une relation forte entre pratiques culturelles et satisfaction ». Ce que corrobore ce savant calcul socio-économique : « Déclarer avoir au moins une pratique culturelle est associé à une satisfaction déclarée équivalente à une hausse du revenu disponible du ménage de 1% (420€ par an). »

Face à ce nouvel ordre économique des arts et de la culture, le Conseil d’analyse économique en appelle à une complète refonte de la politique culturelle nationale. Elle se décline sous trois angles distincts mais convergents :

  • une meilleure territorialisation des moyens publics,
  • une adaptation à l’économie numérique du ministère de la Culture
  • et la création d’une plateforme culturelle publique à l’échelle européenne.

Territorialiser les moyens publics. « Il est nécessaire de mettre en place un plan « territoires de la culture » », car « d’importantes disparités géographiques en termes de dépenses et d’équipements culturels persistent, alors même que les dépenses culturelles des communes impactent positivement le bien-être des habitants ». Dans cette perspective, « le plan de relance doit permettre de rééquilibrer les soutiens publics sur l’ensemble du territoire ».

Parmi les pistes retenues, celle de porter une attention accrue au soutien financier aux filières les plus dépendantes de la sortie (notamment le cinéma et le spectacle vivant), des petites entreprises et aussi des associations culturelles « qui assurent un relais efficace entre établissements culturels et population ». Cette voie laisse apparaître en creux une préconisation faite aux DRAC d’élargir leurs soutiens bien au-delà des équipements labellisés par l’Etat.

Autre recommandation, « centrer le Pass culture sur l’apprentissage par la pratique et les offres proposées par les établissements culturels ». Aux yeux du Conseil d’analyse économique, en effet, depuis qu’il a été élargi aux jeunes à partir de 15 ans, le Pass culture est désormais bien identifié au sein de la population. Notamment pour contrebalancer le poids des grands opérateurs d’Internet mais aussi pour mettre en valeur les offres culturelles territorialisées. Pour « dynamiser les pratiques culturelles au sein des territoires, en mobilisant un réseau d’enseignement, tout en soutenant l’économie locale », la Note suggère de réserver un minimum de 30% de la somme allouée au titre du Pass culture au financement d’un apprentissage dans le domaine culturel.

Adaptation à l’économie numérique. « Il est urgent d’adopter et de déployer une véritable stratégie numérique pour la culture » (modernisation des filières, adaptation du droit, des statuts…) et de « réorienter les subventions publiques vers un meilleur équilibre entre création et diffusion ». A noter que c’est déjà là l’un des objectifs de la refonte récente des modalités d’aide des DRAC aux compagnies.

Les économistes estiment également indispensable de « consacrer une partie des investissements de France 2030 au financement de formations initiales et continues au numérique, afin de placer la relation entre création et numérique au cœur des stratégies des acteurs culturels et d’assurer la modernisation des équipements matériels et logiciels des administrations culturelles. » Sur cette même voie, plus structurellement, il envisage la création au sein du ministère de la Culture d’un « service transversal » qui « coordonne les actions portées du côté des industries culturelles et celles des opérateurs publics ». Et précise : « Dans la perspective d’une coordination sur l’ensemble du territoire et d’une mobilisation active des collectivités locales, il convient de généraliser ce dispositif au sein des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) en les dotant d’un référent numérique. »

Création d’une plateforme culturelle publique européenne. Enfin – dans un esprit de service public qui va à l’encontre d’un dogme tacite se résignant à ce que la fonction d’opérateur numérique soit préemptée par le secteur privé –, la Note propose « d’augmenter les financements et le périmètre d’action d’Arte afin d’en faire la plateforme culturelle de référence à l’échelle européenne ». Ce n’est en effet qu’au niveau de l’UE que le service public pourra faire le poids face à la concentration et à la domination du marché par quelques plateformes internationales.

On soulignera ici que cette dernière recommandation entre directement en écho avec l’une des propositions du Manifeste « Pour une République culturelle décentralisée » élaborée par la FNCC à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022 : « Faire entrer la puissance publique comme acteur d’un service public de l’Internet. »


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La culture face aux défis du numérique et de la crise, note (février 2022)