L’univers encore très masculin des musiques actuelles

L’univers des musiques actuelles reste fondamentalement masculin même si, dans l’intention, beaucoup de musiciennes, de musiciens et de structures sont animés d’une forte volonté de le féminiser. Cette distorsion entre la volonté des acteurs et l’inertie du milieu est la principale conclusion de la récente enquête, menée à la demande de la Fneijma (Fédération nationale des écoles d’influence jazz et musiques actuelles), de l’Association Jazzé Croisé et de Grands Formats, intitulée “Etude sur les inégalités femmes/hommes et sur les violences sexistes et sexuelles dans le jazz et les musiques improvisées” (février 2024).

L’enquête, qui en suit deux autres menées en 2000 et en 2018, ne signale comme évolution majeure que celle de la bonne volonté. Ce qui peut constituer un motif d’espoir : « Ces personnes et ces individus de “bonne volonté” peuvent ainsi servir de point d’ancrage à des actions ciblées favorables à ces objectifs, que l’on pense lutte contre les VSS ou féminisation du monde du jazz et des musiques improvisées. »

Mais pour l’heure, les observations ne portent pas à l’optimisme, d’autant plus que les autrices de l’étude – les chercheuses au CNRS Marie Buscatto et Ionel Roharik – ne sont pas forcément certaines de la fiabilité de leur matériau : « Les conclusions pouvant être tirées des résultats du questionnaire individuel sont à prendre avec prudence, car elles survalorisent l’intérêt pour ces questions » d’égalité femme/homme et de lutte contre les VSS. Car le constat global est sans ambiguïté : « Tous les indicateurs relatifs aux répertoires joués, aux revenus et aux temps d’activité des artistes et aux temps d’activité et aux conditions d’emploi des enseignant·e·s confirment encore des inégalités à l’œuvre entre les femmes et les hommes musicien·ne·s. Le choix des instruments reste enfin très genré. »

Les inégalités de présence. C’est la plus visible, cause et conséquence de toutes les autres : dans l’échantillon étudié, 65% des stagiaires, 74% des artistes programmés et 80% des enseignants sont des hommes. Donc un entre-soi masculin où prospère une ambiance favorable, voire propice, aux discriminations et attitudes sexistes. Au point que les artistes femmes hésitent à les dénoncer de peur de nuire à leur carrière, comme en témoigne cette musicienne déclarant « ne plus y faire attention » pour ne pas se gâcher la vie.

« Tout se passe comme si les violences sexistes du quotidien tendent à être invisibles pour l’essentiel, ou observées, mais oubliées très rapidement, car elles sont quasiment impossibles à dénoncer dans un cadre de travail serein. » Autre témoignage : « Je pense avoir beaucoup souffert de ne jamais avoir été incluse dans les projets parce que j’étais une femme. J’aurais adoré qu’on m’appelle pour faire des groupes, des sessions, mais je ne pouvais pas partager la camaraderie des musiciens qui m’entouraient. Même si je faisais tout pour gommer ma féminité, je restais malgré tout une présence qui empêchait la décontraction, qui dérangeait l’entre-soi masculin. »

Inégalités de visibilité artistique. La dimension peut-être la plus significative tient à une plus faible présence proprement artistique. « Les répertoires de la plupart des équipes artistiques sont majoritairement masculins. La proportion des morceaux composés par des femmes est nettement inférieure à celle des morceaux composés par des hommes : 20,19% en moyenne contre 63,20%. » A quoi s’ajoutent que 76% des équipes artistiques sont dirigées par un homme ou un collectif à dominante masculine.

A noter également que les musiciens soupçonnent souvent que leur collègues musiciennes sont davantage embauchées pour leur genre que pour leurs compétences musicales. Ainsi, l’un d’eux, responsable d’un groupe, convient que la seule fois qu’il a embauché une musicienne, c’était « afin de répondre aux attentes de l’institution qui le finance (présenter un projet paritaire) ».

Les revenus. Pour résumer les très précises informations données par l’étude sur les inégalités de revenus entre musiciennes et musiciens : les femmes dont les revenus sont inférieurs à 14 000€/an peinent à se maintenir, celles gagnant entre 14 000€ et 25 000€ doivent souvent former leur propre groupe alors que les hommes sont plus facilement cooptés par d’autres que le leur. Et pour les musiciennes gagnant entre 25 000€ et 30 000€, l’étude conclut que « les hommes s’emparent des manettes » quand « les femmes prennent ce qu’on leur donne ».

En revanche, les femmes sont surreprésentées chez les musiciens à hauts revenus (plus de 30 000€) : « Tout semble aller dans le sens de l’existence dans ce groupe d’une “poignée de femmes qu’on s’arrache” : surdiplômées, elles jouent dans plusieurs groupes de la même manière que les hommes ayant le même niveau de revenus jouent dans plusieurs groupes. »

Des processus sociaux générateurs d’inégalités. Ils sont divers, à commencer par la persistance de stéréotypes féminins péjoratifs.

Les femmes musiciennes sont confrontées à des équipes techniques qui peinent parfois à les considérer comme des interlocutrices légitimes. Exemple : un musicien co-directeur d’un groupe de jazz aux côtés d’une musicienne doit toujours insister pour que les équipes techniques ne s’adressent pas seulement à lui mais aussi à sa collègue.
Bon nombre de musiciens persistent à considérer que leurs collègues femmes ont été recrutées non pour leurs compétences mais parce que ce sont des femmes. Leur capacité de séduction jouerait autant, voire plus, dans leur succès que leur qualité musicale. Témoignage d’une musicienne forte d’une longue expérience : « J’ai souvent entendu “c’est pas mal pour une femme”… Mais j’ai décidé de ne pas écouter, je fais comme si je n’entendais pas… Les filles doivent travailler, s’imposer, hurler. Par habitude, les gars sont entre eux, ils oublient les filles. Ils les voient comme des intruses. » A noter que bien des musiciens hommes estiment que leur carrière pâtit d’un engouement médiatique pour les femmes musiciennes : « En ce moment, il y a un effet positif pour les femmes, on les met en avant. Il y a des opportunités professionnelles plus simples pour elles. »

Inégalité d’expression. Il y a enfin ce qu’on pourrait appeler une fondamentale “inégalité d’expression” – qui confine à l’ostracisme– entretenue par la persistance d’un cercle de référence profondément masculin et que redouble une pratique de la cooptation entre hommes. En effet, « quand elles sont en situation musicale, les femmes semblent, plus souvent que les hommes, confrontées à des pratiques contraires à leur apprentissage et à leur expression musicale, et ce alors même que les hommes comme les femmes ne le font pas de manière intentionnelle. Les femmes musiciennes tendent ainsi à se voir fermer les possibilités d’apprendre et de s’exprimer librement. »

Une liberté d’expression qui, en matière de musique, prend essentiellement deux formes : jouer les solos et improviser. Or les musiciennes sont davantage cantonnées dans des fonctions d’accompagnement. L’étude cite ici les témoignages de deux jeunes professionnelles qui peinent à participer à des “jams” (sessions ouvertes d’improvisation libre) : parfois elles se voient indiquer qu’il n’y a plus de place pour elles (alors qu’on en fait pour de nouveaux entrants masculins) ou encore « elles sont confrontées à des remarques sur leur physique, des tentatives de flirt ou tout simplement un dénigrement affiché de leur performance ».

La difficile questions des quotas. Logiquement, l’étude se clôt sur les moyens de remédier aux inégalités touchant les femmes dans l’univers du jazz et des musiques improvisées, notamment par la pratique des quotas ou d’une éga-conditionnalité des subventions – des stratégies d’ores et déjà à l’œuvre. Qu’en pensent les musiciennes et les musiciens concernés ?

Les réponses sont ici genrées. Pour les hommes, malgré leur envie que le jazz et les musiques improvisées accueillent plus de femmes, ces mesures sont plutôt critiquées dans la mesure où « elles mettent les hommes musiciens en danger et vont créer des tensions entre hommes et femmes sans répondre au “vrai problème” – l’absence de femmes formées dans les écoles ». Pour les femmes, même si ces mesures « mettent en danger leur crédibilité déjà fragile du simple fait qu’elles sont des femmes », elles relèvent d’une nécessité : « la moins mauvaise solution puisque la bonne volonté ne suffit pas ».