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Les pratiques culturelles des Français

Par 11 avril 2019juillet 17th, 2020Aucun commentaire
Les pratiques culturelles des Français : effet  »bulle » et  »effet Matthieu »

Le sociologue et statisticien Olivier Donnat a travaillé pendant 35 ans au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture. Il a notamment mené et commenté les enquêtes sur “Les pratiques culturelles des Français” réalisées tous les huit ans, de 1973 à 2008, ce qui permet d’identifier des tendances sur plus de 40 ans, englobant notamment le moment crucial de la mutation numérique. Devant de très nombreux élus de la FNCC réunis en séminaire à l’Hôtel de Ville de Paris, le 14 mars, le chercheur a brossé le tableau des principales évolutions des pratiques culturelles des Français (à consulter les études précédentes).

Quelle a été l’évolution des pratiques culturelles des Français en presqu’un demi-siècle ? Autrement dit, les politiques culturelles conduites depuis Malraux ont-elles eu prise sur ces pratiques ? La conviction que l’accès de toutes et de tous à la culture n’est qu’une affaire de volonté des politiques et des acteurs professionnels de la culture est-elle une illusion ? C’est au cœur de cet enjeu fondamental qu’Olivier Donnat a déployé son propos autour d’une analyse des cinq grandes tendances du lien des Français à la culture à travers le temps.

De la pénurie à l’abondance. En préalable, un constat global : « Les politiques culturelles ont été créées dans un régime de pénurie, d’où une volonté d’aménagement du territoire. » Avec l’offre illimitée à tout heure et en tout lieu accessible rendue possible par le numérique, « la pénurie se retrouve désormais du côté de la demande, non de l’offre, ce qui oblige à développer une économie de l’attention, laquelle se fait rare ». La lutte pour attirer l’attention s’aiguise, avec également une concurrence croissante sur le temps libre. Une tension à laquelle doivent aussi faire face les équipements publics : les jeunes acceptent difficilement de ne pas trouver ce qu’ils cherchent, partout et à tout moment, par exemple un livre ; or les capacités de stockage des librairies indépendantes ne leur permettent pas une telle profusion et les bibliothèques ferment à 18 heures…

L’approche générationnelle : une leçon de sociologie. En lisant les graphiques sur l’évolution des comportements culturels selon les âges, on pense naïvement qu’il s’agit des âges des personnes, les goûts culturels variant selon qu’on soit jeune, moins jeune, adulte ou âgé. Or ces données statistiques ne font pas sens à l’échelle des parcours des individus mais à celle de la succession des générations.

Il n’y a pas de “musique de jeunes”, ce dont témoigne le vieillissement des publics des musiques actuelles ; le public qu’on observe vieillissant de la musique classique aimait tout autant la musique classique jeune. Et si, de fait, les jeunes lisent moins, en grandissant, ils continueront à lire moins : « Les jeunes vieillissent sans pour autant retrouver les pratiques de leurs parents », insiste le sociologue, qui expose ce principe : « Les personnes restent fidèles tout au long de la vie à leurs goûts de jeunesse » – un principe qui d’ailleurs corrobore ceux pour qui l’éducation artistique et culturelle dès le plus jeune âge doit être la pierre de touche des politiques culturelles.

Le “sujet” des politiques culturelles n’est donc pas la personne mais la succession des générations. Car c’est là, dans le temps social et non dans celui d’une existence singulière que se jouent et se lisent les grandes mutations : « On dit parfois que les évolutions générationnelles accomplissent une révolution “à pattes de velours”… » Quelles sont ces évolutions ?

  1. Généralisation de la “culture d’écrans”. Il est admis que nous avons assisté en une dizaine d’années à une “révolution numérique”. Une rupture radicale qui change tout pour les uns et rien pour les autres… Adoptant une voie moyenne, Olivier Donnat estime en effet que la principale évolution sociétale des 50 dernières années a été de passer d’une “culture de l’imprimé” à une “culture d’écrans”. Mais ce basculement remonte aux années 70, sachant qu’en 1998 seul 1% des Français étaient connectés.

L’ordinateur a eu des ancêtres. Le smartphone et la tablette, vecteurs d’une adaptation de la “consommation” culturelle et de la mobilité, aussi. Au début était la télévision, qui s’est généralisée dans les années 80. Puis sont venus les magnétoscopes, libérant les spectateurs des horaires imposés d’en haut par les programmateurs TV. Sont ensuite apparues les télécommandes, « prémices du passage d’une culture du flux à une culture du clic ». Après encore les “baladeurs”, annonçaient déjà l’usage culturel des téléphones portables.

Aujourd’hui les diverses formes des écrans numériques synthétisent cette progressive évolution technologique. « Le monde de la culture d’écrans – celui d’aujourd’hui – était là en gestation. » Et le monde de la publicité aussi, car la « tyrannie de l’audience », créée par les besoins de financement de chaînes de télévision privatisées, a entraîné une « tyrannie de l’attention » plus largement encore à l’œuvre dans l’univers numérique.

  1. “Boom musical”. Depuis les années 60, nous vivons dans un bain musical quasi permanent, redoublé aujourd’hui par la technologie mobile. Dans le même temps, on assiste à un investissement dans des genres de plus en plus spécialisés et de plus en plus difficile à catégoriser. « La musique occupe aujourd’hui chez les jeunes la place qu’avait autrefois la littérature. C’est par la musique qu’on se définit, qu’on se construit. »
  2. Recul de la lecture d’imprimés et féminisation de la culture. En 30 ans, la lecture de la presse quotidienne s’est effondrée et le nombre des “forts lecteurs” (plus de 20 livres par an) a été divisé par deux en 40 ans. Le « basculement de la culture imprimée vers les écrans » constitue un vrai bouleversement pour un « pays où le livre a été l’objet d’une sacralisation que l’on retrouve aussi dans le théâtre des années 50-60 ou dans la chanson à texte ».

On assiste aussi à une féminisation du lectorat – aujourd’hui, deux lecteurs de romans sur trois sont des lectrices – ainsi qu’à son vieillissement (qui vaut aussi pour les autres expressions culturelles). La féminisation s’explique par le fait que les femmes ont plus bénéficié du progrès de la scolarisation que les hommes, d’où leur fort investissement dans la culture. Quant au vieillissement, c’est un effet générationnel : « Aujourd’hui, la lecture reste portée par la génération des babyboomers, laquelle s’alarme que ses enfants lisent peu : la part des livres cadeaux va croissante. Sont-ils lus ? », s’interroge le sociologue.

 

Internet, conjugué aux réseaux sociaux, propose une offre de plus en plus diversifiée à ceux qui ont déjà une palette de goûts très large et tend à enfermer les autres dans une “bulle”.

  1. Hausse de la fréquentation des équipements culturels, mais sans réelle démocratisation. La hausse du niveau d’instruction explique également l’augmentation de la fréquentation des équipements culturels mais, est-il précisé, « cette hausse ne constitue pas un indice de démocratisation. La tendance s’avère plutôt inverse », conséquence d’une augmentation du nombre de cadres supérieurs.

Sur ce sujet très sensible des limites, voire de l’échec, des politiques de démocratisation, Frédéric Hocquard, élu à Paris et vice-président de la FNCC, pose une question : « Constate-t-on les mêmes phénomènes dans d’autres pays européens, sachant la particularité de l’intervention publique culturelle en France ? Si la situation est semblable ailleurs, alors à quoi sert-on ? » Réponse : en France et aux Etats-Unis, deux pays aux conceptions des politiques culturelles très divergentes, la tendance s’avère identique, car les facteurs de mutation, économiques et sociétaux, échappent à la politique culturelle. Cela étant, « si c’est vrai au niveau global, il en va différemment à un niveau territorial plus précis. Sur un petit territoire, les politiques culturelles peuvent avoir un impact important. »

  1. Essor des pratiques en amateur : un rapport plus “expressif” à la culture. Ici se dégage une évolution positive. L’essor des pratiques en amateur, observé dès 1975, se poursuit et est amplifié par les facilités du numérique. « Un autre rapport à la culture se développe, celui du “faire”. Auparavant, on apprenait d’abord le solfège et ce n’est que bien plus tard qu’on se mettait à jouer. C’est aujourd’hui l’inverse : on commence par jouer puis, après, on prend conscience d’un besoin d’apprentissage. » Une ombre cependant. Ce rapport actif, expressif, à la culture s’inscrit à contre-courant de la mission même que se sont données les politiques culturelles : amener les gens dans les équipements culturels. « Les professionnels de la culture ont eu beaucoup de mal à s’adapter à ce lien nouveau à la culture. »

“Effet de traîne”, “effet Matthieu”. L’ensemble de ces “effets de structures” suit une évolution lente et qui enjambe la mutation numérique. Il est cependant un phénomène qui lui, semble-t-il, appartient en propre au numérique.

On a espéré du numérique ce que les sociologues appellent un “effet de traîne” : il supprimerait l’éloignement et les problèmes de stockage, favorisant ainsi les “marchés de niche”, ce qui contrebalancerait l’emprise des best-sellers et de l’industrie culturelle consumériste. « Il y a bien un allongement de “la traîne”, avec une multiplication des niches, mais cela s’opère au détriment de la production intermédiaire et non des best-sellers. » Une production intermédiaire qui est précisément au cœur de l’offre des équipements culturels. Il faut donc conjuguer l’effet de traîne avec l’“effet Matthieu”, soit un mécanisme qui accroît les avantages des plus favorisés : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a », est-il écrit dans l’Evangile selon Saint Matthieu.

Internet et les réseaux sociaux : la “bulle”. L’intervention d’Olivier Donnat s’est conclue sur le thème du renforcement des inégalités : écart croissant entre diplômés et non diplômés, entre les revenus, à quoi s’ajoute un « séparatisme territorial » et une logique de l’entre-soi. On observe « une sécession des plus riches, avec une ségrégation spatiale aux deux bouts de l’échelle sociale ».

Une quatrième inégalité est plus proprement culturelle : les algorithmes, qui servent de médiateurs invisibles sur Internet, conjugués aux réseaux sociaux, « proposent une offre de plus en plus diversifiée à ceux qui ont déjà une palette de goûts très large et tendent à enfermer les autres dans une “bulle” d’uniformisation », conséquence là encore de “l’effet Matthieu”. Question du président de la FNCC : « Ne venez-vous pas de dynamiter d’une phrase le Pass’ culture ? »

Remarques des élus. L’intervention d’Olivier Donnat a eu la rudesse de la donnée chiffrée. Par ailleurs, elle ne traitait que de tendances très générales, excluant par rigueur scientifique des pratiques plus rares ainsi que les effets des politiques de proximité propres à l’action des collectivités.

D’où un ensemble de remarques à caractère résolument positif des élus. Jany Rouger, Trésorier de la FNCC, estime que le numérique est « en lui-même une culture, une autre manière de pratiquer la culture ». Bruno Vatan, maire-adjoint à Colomiers remarque que l’essor des pratiques en amateur constitue un progrès. « N’est-ce pas une voie à creuser ? » Fabienne Tirtiaux, maire-adjointe à Saint-Genis Laval, souligne que « si les pratiques s’apparentent partout, il n’en va pas de même des contenus. Nous ne sommes pas nourris de la même manière et il y a une spécificité de la culture française. » La directrice des affaire culturelles de Gif-sur-Yvette, Chantal Bulliat, note « qu’en plus du boom musical et de la fragmentation des genres, il y a aussi des mixages très intéressants ». Et Hacène Lekadir, maire-adjoint à Metz, dit son sentiment que « les choses commencent à bouger. On poursuit une politique de l’offre, mais en l’orientant différemment, par exemple vers les quartiers. » Il ajoute : « Dans vos propos on ne voit pas apparaître les formes alternatives comme les festivals de rue, l’art numérique, les tiers-lieux… »