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Le patrimoine sensoriel, vote unanime

Par 20 février 2020avril 4th, 2022Aucun commentaire

La proposition de loi du député Pierre Morel-À-L’Huissier (UDI, Agir et Indépendants, Lozère), déposée en septembre dernier, visant à “définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises” (cf. la Lettre d’Echanges n°174) a franchi une nouvelle étape législative. A la suite d’un avis du Conseil d’Etat, trois réunions se sont tenues avec des représentants des ministères de la Culture, de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires ainsi que du secrétariat général du Gouvernement pour en finaliser une nouvelle version. Elle a été adoptée par la commission culture de l’Assemblée nationale en séance publique, le 22 janvier, avec le plein appui de Franck Riester. Le texte a été voté à l’unanimité en séance publique le 30 janvier 2020.

La version initiale de la proposition de loi se proposait de modifier le Code du patrimoine afin d’inclure la notion de “patrimoine sensoriel des campagnes françaises” dans celle du patrimoine immatériel et de confier à une commission départementale la mission d’inventorier « les émissions sonores et olfactives dignes d’être préservées dans un territoire ». Sur ces deux points, le Conseil d’Etat a émis des réserves :

  • le patrimoine étant par définition une donnée culturelle et donc une production humaine, le chant d’un oiseau ne peut y avoir sa place,
  • la création d’une commission départementale du patrimoine sensoriel, réunissant des élus locaux et nationaux, des représentants de l’Etat et d’associations de défense du patrimoine rural, s’avère trop complexe, trop lourde administrativement, pour en garantir l’efficacité.

Joindre environnement et culture. Sans modifier l’objectif premier du texte – aider les maires ruraux confrontés à des plaintes toujours plus nombreuses pour “trouble anormal du voisinage” intentées par des touristes ou des néoruraux –, les députés en ont profondément remanié les articles :

  • Ce n’est plus le Code du patrimoine qui sera modifié mais celui de l’environnement. Son article L.110-1 déclare que « les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la Nation ». L’article 1er de la nouvelle version de la proposition de loi ajoute à ce “patrimoine commun de la Nation” ainsi défini dans sa dimension naturelle les « sons et odeurs qui caractérisent les milieux naturels ».
  • Au lieu d’envisager la création ex nihilo d’une nouvelle commission départementale, la tâche de répertorier les éléments du patrimoine sensoriel sera confiée aux Régions, dans le cadre de l’Inventaire général du patrimoine culturel que Malraux a institué en 1964, et dont la mission a été déléguée aux conseils régionaux en 1994, tout en restant pilotée par la direction générale des patrimoines du ministère de la Culture.

Recentré sur les enjeux écologiques mais géré au titre d’une responsabilité culturelle, les députés indiquent plusieurs atouts de ce texte : d’une part, les maires pourraient s’emparer de l’Inventaire régional pour défendre la ruralité dans leur commune et, d’autre part, ses données permettre d’enrichir les documents d’urbanisme afin de valoriser et préserver le caractère rural de ces territoires. Enfin, la nouvelle mouture du texte ajoute un article demandant au Gouvernement la réalisation d’un rapport étudiant la possibilité de faire entrer la notion « prétorienne » (fondée sur la seule jurisprudence) de “trouble anormal de voisinage” dans le Code civil.

Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est important. Ces bruits et ces odeurs sont une part de notre identité, une part de notre pays. Franck Riester

Exemples. Il s’agirait en effet qu’à l’avenir les exemples de plaintes suivantes, tels que les ont rapportées plusieurs députés, ne se reproduisent pas :

  • Pierre Morel-À-L’Huissier raconte : « Le maire de Pignols, dans le Puy-de-Dôme, a reçu des plaintes contre les abeilles d’un couple d’apiculteurs, car les déjections de ces insectes peuvent former des petites billes jaunes ou noires qui salissaient leur linge et leur mobilier de jardin – il s’agit ni plus ni moins que de pollen ! » Ou encore, dans le Var, un maire et une gérante d’entreprise sollicités pour éradiquer les cigales dans les champs proches de la maison d’un habitant ne supportant pas leur bruit…
  • Annie Genevard (LR, Doubs) liste, rien que pour l’année 2019 : « Un coq condamné en justice en raison du caractère trop matinal de son chant en Charente-Maritime, une propriétaire de canards appelée à comparaître devant le tribunal de Dax pour nuisances sonores, des grenouilles menacées de disparition par des voisins en Gironde, du crottin de cheval de trait au tribunal de Colmar »

Le débat des députés a non seulement souligné la pertinence du projet de loi pour son objet même, mais exploré bien au-delà l’ampleur de ses enjeux.

Le ministre de la Culture : « Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est important. Ces bruits et ces odeurs sont une part de notre identité, une part de notre pays. » Le Gouvernement est donc favorable à cette proposition de loi.

Sandrine Mörch (LREM, Haute-Garonne) : « Lorsque je tombe, au détour d’une petite route passant à travers champs, sur un troupeau de vaches qui résiste encore à l’envahisseur-lotisseur, ces odeurs animales me rassurent. Elles m’ancrent à une terre, à un pays et – qui sait ? – à une identité. »

Annie Genevard : « Cette proposition de loi envoie un signal fort de soutien aux territoires ruraux malmenés ces derniers temps entre “l’agribashing” et les multiples actions en justice intentées contre ces bruits et contre ces odeurs. »

Béatrice Descamps (UDI, Agirs et Indépendants, Nord) : « Si ce sujet peut paraître anecdotique de prime abord, il s’agit en réalité d’un texte aux enjeux profonds. La préservation de ce patrimoine dit sensoriel devient une nécessité pour la sauvegarde du caractère rural de nos campagnes, car celles-ci ne sauraient se résumer à un lieu de villégiature propice aux citadins. »

Bruno Studer (LREM, Bas-Rhin), président de la commission culture : « L’objet de cette proposition est de faciliter la tâche aux maires, et cette seule raison me paraît justifier son adoption, dans la droite ligne de la toute récente loi relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique. »

Agnès Thill (NI, Oise), bien que quelque peu dubitative sur ce texte qui « reflète le paradoxe de notre époque qui souhaite urbaniser la ruralité et ruraliser le milieu urbain », convient que « cette proposition de loi renvoie à une réalité beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît : elle met en évidence le déracinement d’une partie croissante de la population ainsi que l’inquiétante judiciarisation des rapports sociaux ».

Après examen des articles, la commission adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée. Quelques jours plus tard, le 30 janvier, le texte est voté à l’unanimité en séance publique.