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Patrimoines

L’Etat et le désir de patrimoine

Par 4 décembre 2018mars 28th, 2022Aucun commentaire

Dans sa lettre de mission au président du Centre des monuments nationaux, Philippe Bélaval, Françoise Nyssen soulignait, en se référant à des propos tenus par le président de la République le 31 mai 2018, « qu’en offrant aux publics de nombreuses clés de lecture sensible du temps et de l’espace, le patrimoine s’impose comme un outil de formation individuelle et collective à tous les âges de l’existence ». Par ailleurs, « il constitue une ressource précieuse pour des territoires qui, parfois, n’en ont pas d’autres ». Le rapport de Philippe Bélaval convie en effet le ministère à prendre en compte le patrimoine comme outil de “lecture sensible” – et non seulement comme une responsabilité scientifique entraînant des “servitudes”. Il le somme d’opérer ce qu’il appelle un aggiornamento.

 

Cela fait plusieurs années que la FNCC s’interroge sur la non prise en compte de la Convention de Faro sur le patrimoine culturel (Conseil de l’Europe), laquelle opère un renversement augmentant la définition de la valeur scientifique et artistique du patrimoine par sa valeur subjective pour les personnes. Ce qui est précisément l’une des principales conclusions du rapport de Philippe Bélaval – “Mission sur le patrimoine : des outils au service d’une vision” –, remis au successeur de Françoise Nyssen, Franck Riestler, au mois de novembre : « La question des usages paraît centrale, surtout pour le patrimoine naturel et bâti : au-delà de sa valeur historique, esthétique ou d’agrément, les usages, de tous ordres, qui peuvent en être faits, la vie qui se déploie en leur sein ou autour d’eux apparaissent comme déterminants. » Une question d’autant plus cruciale qu’il s’agit expressément de prolonger l’enthousiasme citoyen révélé à l’occasion du “loto patrimoine”.

Déborah Münzer et Philippe Bélaval

Le rapport de Philippe Bélaval, dont l’objet est l’optimisation des divers moyens dont dispose le ministère de la Culture pour mettre en œuvre sa politique patrimoniale, ne renonce pas, tout au contraire, à l’esprit de monopole de l’Etat sur le patrimoine. Mais pour lui le renforcement du rôle du ministère passe par sa plus grande ouverture à d’autres acteurs, sans pour autant renoncer à ses prérogatives.

Philippe Bélaval part du constat d’un enthousiasme mêlé de découragement que ressent l’ensemble des acteurs de la nébuleuse du patrimoine. Enthousiasme grâce aux résultats acquis et à la reconnaissance de l’engagement de chacune et de chacun. Découragement à cause d’un « sentiment d’impuissance, de désenchantement, voire d’abandon ». La persistante instabilité législative, les bouleversements de la réforme territoriale sont en partie responsables de ce malaise. Mais sa raison est plus profonde.

Au-delà du monument, au-delà de la science. Le monde du patrimoine n’est plus ce qu’il était, uniquement affaire de monuments, de sciences et de spécialistes. « Les populations et leurs élus s’inscrivent volontiers dans ces nouvelles démarches, en vue d’intégrer le patrimoine dans de véritables stratégies locales de développement économique et social, dépassant l’attachement traditionnel inspiré de considérations historiques, esthétiques ou mémorielles. »

De nouveaux acteurs sont là : fondations, associations… De nouvelles formes de financement aussi, avec le mécénat participatif. De nouvelles exigences politiques enfin, avec la montée en puissance de l’engagement des collectivités. Bref, concernant le patrimoine, tout le monde veut désormais en être. L’ancienne « société de respect de l’autorité, qui s’attache à la détention et à la transmission du savoir traditionnel », a cédé la place à « une société davantage soucieuse de participation, de co-construction et d’expérience ». Ce dont le ministère n’a pas su prendre la mesure.

Donner au lien du patrimoine avec la Nation un contenu renouvelé

La direction des patrimoines en est, pour ainsi dire, restée à l’objet – le monument et ses abords – au lieu de s’attacher au désir de l’objet. D’où la nécessité de « renouveler les fondements de la démarche patrimoniale avec la participation de tous ». D’où encore celle « d’un “réarmement intellectuel et scientifique” ou d’un “aggiornamento” » de la politique du ministère via une réflexion ouverte à l’ensemble des acteurs afin « de donner au lien du patrimoine avec la Nation un contenu renouvelé ».

Ce changement de doctrine doit avoir pour ambition le déploiement des politiques patrimoniales au plus près des territoires et de leurs habitants en s’appuyant, par une approche démocratique (non dirigiste) et participative (non prescriptrice), sur les multiples et différents réseaux : institutionnels, administratifs, culturels, professionnels, entrepreneuriaux, associatifs. Mais surtout sur celui des collectivités « dont le patrimoine propre est considérable et dont les compétences en matière d’urbanisme et de cadre de vie sont décisives ». Si l’Etat doit conserver son monopole quant au classement et à l’expertise scientifique et technique, il doit le mettre au service des attentes que suscite le patrimoine : cadre de vie, attractivité des territoires, reconnaissance des personnes mais aussi articulation avec l’architecture et l’aménagement du territoire, tourisme, questions de mobilité…

L’affaire de tous les territoires. L’essentiel du rapport consiste en des propositions pour sinon réorganiser du moins optimiser les différents outils de l’Etat (administration centrale, opérateurs publics, agences, DRAC…) dans les différents domaines du patrimoine, de l’architecture, des musées, de l’archéologie (et peut-être aussi des archives). Mais, dans la mesure où « l’on a coutume de répéter que le patrimoine, richesse commune, est l’affaire de tous », il revient prioritairement aux Unités départementales de l’architecture et du patrimoine (UDAP) « de manifester, mais aussi de conforter » cette res publica patrimoniale.

Il faut donc renforcer les moyens financiers des UDAP et étoffer leurs personnels pour qu’elles soient à même de « rendre à la fois plus effective et plus consensuelle l’application sur les territoires de la politique de l’architecture et du patrimoine ». Ce qui suppose notamment de libérer les architectes des bâtiments de France (ABF) de leur réputation, non justifiée, de frein à l’aménagement du territoire pour leur permettre « de jouer un rôle moteur dans l’accompagnement de l’élan donné à la politique de l’architecture et du patrimoine ». En effet, débordés, les ABF se concentrent sur leur rôle, mal perçu, de donneurs d’avis, notamment “conformes”, au détriment de leurs missions d’accompagnement.

Quand, en effet, les UDAP ne seront plus enfermées dans un « rôle d’empêchement », la centralité de l’Etat en matière de patrimoine ne sera plus ressentie comme le reste d’une décentralisation culturelle inaboutie mais, enfin, comme une nouvelle attitude d’écoute du désir de patrimoine.